Brevets logiciels : lettre aux députés européens

La menace des brevets logiciels est de retour, à travers le projet de « Brevet Unitaire » qui est actuellement à l’étude à la Commission Juridique du Parlement Européen. En quelques mots, il s’agit de confier à l’Office Européen des Brevets (OEB) le soin de définir ce qui est brevetable et ce qui ne l’est pas. Or l’OEB est bien connu pour être favorable aux brevets logiciels, et échappe également à tout contrôle démocratique.

Vous trouverez plus d’informations sur le site Stop Software Patents.

Après les dernières batailles sur les brevets logiciels en 2005, il était temps de reprendre ma plume pour essayer de sensibiliser nos représentants aux dangers que représentent les brevets logiciels. La lettre ci-dessous a été envoyée la semaine dernière à chacun des membres de la commission juridique, en version anglaise ou en version française.

Il ne s’agit pas d’une étude juridique approfondie sur les brevets logiciels, car je ne suis qu’un ingénieur, ne disposant pas de connaissances juridiques avancées. Il s’agit plutôt du témoignage de mes inquiétudes par rapport à ces brevets, inquiétudes légitimées par les nombreuses dérives observées de par le monde depuis de longues années, et par les multiples pressions que nos législateurs ont subies pour légaliser les brevets logiciels en Europe.

Il n’est peut-être pas trop tard pour écrire à vos représentants aux parlement Européen, mais en tout cas, il n’est pas trop tard pour signer la pétition que de nombreuses entreprises et de nombreux particuliers ont signée.

Madame, Monsieur le député européen,

Je suis le créateur et dirigeant de Bootlin, une jeune société d’ingénierie en informatique embarquée, qui accompagne des entreprises du monde entier dans la conception de systèmes embarqués, sur un marché à forte croissance.

C’est la disponibilité d’un grand nombre de briques logicielles Open-Source qui a permis à notre société de connaître une croissance continue depuis sa création en 2004. De très nombreux produits industriels et d’électronique grand public sont conçus à partir de ces briques, développées en commun par une communauté de développeurs dans le monde entier, à laquelle notre entreprise participe.

Or, cette dynamique aurait pu être atténuée si les brevets logiciels avaient été légaux dans l’UE, comme ils le sont aux États-Unis et au Japon. Par leur nombre et souvent leur trivialité, ces brevets constituent un véritable « champ de mines » pour tout créateur de logiciels et de système embarquant du logiciel. Pour une société aux moyens limités, il est en effet impossible de s’assurer que les idées que l’on met en pratique en programmant, ou les composants logiciels qu’on réutilise, ne «posent pas le pied» sur méthode brevetée par un tiers. Le créateur d’un produit innovant à base de matériel et de logiciel court alors le risque de voir son investissement ruiné par un concurrent plus gros auquel son invention ferait de l’ombre. Ce concurrent, s’il possède un jeu de brevets suffisamment fourni, pourra toujours trouver un brevet logiciel trivial enfreint par le produit concurrent, et faire arrêter la diffusion du produit. Un autre danger vient aussi de sociétés (« Patent trolls ») qui ne créent aucun produit et ne vivent que par la recherche de victimes qui enfreignent des brevets dans leurs produits.

Il est ainsi inquiétant de constater qu’au moins dans le domaine du logiciel, les brevets sont détournés de leur vocation première de favoriser l’innovation. C’est tout le contraire qui se produit, et il semble que les brevets ne sont aujourd’hui plus qu’un instrument pour des sociétés géantes pour lutter contre leurs concurrents, gros comme petits, et s’opposer à la distribution de produits concurrents. Les premiers brevets accordaient un monopole provisoire en échange de la révélation d’un secret de fabrication. Pour de nombreux brevets logiciels, comme le fameux « double clic » breveté par Microsoft, il n’y a plus de secret de fabrication à révéler, tant leurs effets sont faciles à reproduire. Pourtant, on continue d’accorder un monopole pour ces brevets.

Notre entreprise est donc inquiète des projets en cours pour installer un brevet unitaire dans l’UE, accompagné d’une cour unifiée des brevets.

Nous sommes préoccupés du fait que le règlement sur le brevet unitaire, selon l’accord obtenu en décembre 2011 par les négociateurs du Conseil, de la Commission et de la commission des affaires juridiques du Parlement européen, abandonne toute question à propos des limites de la brevetabilité à la jurisprudence de l’Office Européen des Brevets (OEB), sans contrôle démocratique, ni recours devant un tribunal indépendant.

Pourtant, au mépris du rejet que le Parlement européen a exprimé dans ses votes du 24 septembre 2003 et du 6 juillet 2005, l’OEB a continué à délivrer des brevets logiciels, sous l’appellation trompeuse d’« inventions mises en œuvre par ordinateur ». C’est peut-être parce que l’OEB, échappant à tout contrôle démocratique, a un intérêt financier à délivrer un maximum de brevets, et ainsi alimenter une augmentation des litiges, qui profite aux cabinets d’avocats mais décourage l’innovation, qui pourtant est le principal moteur de notre économie.

Le règlement sur le brevet unitaire est une opportunité pour les législateurs de l’UE d’harmoniser le droit matériel des brevets dans le cadre institutionnel et juridique de l’UE, et de mettre fin aux pratiques intéressées de l’OEB qui étendent le domaine de la brevetabilité aux logiciels. Si cela échoue, le brevet unitaire sera plus préjudiciable que bénéfique pour les entreprises informatiques européennes.

Pour ces raisons, nous incitons vivement les législateurs à adopter des amendements qui énoncent clairement que les décisions de l’OEB sont sujettes à un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne et réaffirment le rejet des brevets logiciels exprimé par les votes du Parlement Européen.

N’hésitez pas à me contacter si vous le souhaitez.

Bien cordialement,

Michael Opdenacker